« Les Pauvres, les chemins de la mission »

Du pauvre aux exclus

Le terme « pauvre », dont l’usage est tout a fait approprié dans le langage évangélique (« celui qui a manqué »), est beaucoup plus difficile d’emploi dans un langage de type sociologique.

S’agit-il de parler d’une population dont les revenus sont inférieurs à tel seuil, jugé (de manière relative selon la moyenne des revenus de la population des pays concernés) comme seuil de pauvreté ?

Mais il existe aussi des pauvretés affectives, culturelles qui ne peuvent être évaluées en terme de chiffres…
La pauvreté reste une notion à la fois relative et polysémique…. Et je ne me retrouve guère personnellement dans ce style de discours, parfois utilisé en milieu chrétien, qui veut comparer telle forme de pauvreté à celle des autres en voulant rejoindre « les plus pauvres ». Réellement, le concept de pauvreté est difficile à manier. Et d’ailleurs, s’il est si prisé parfois, c’est qu’il permet d’éviter des questions fondamentales : riches et pauvres peuvent coexister pacifiquement…

Il suffit que les riches partagent leur surplus avec les pauvres.
Car le réel débat ne me semble pas se situer autour de la pauvreté, mais de « l’exclusion » sociale…et de ceux qui en portent la responsabilité.
D’ailleurs n’oublions pas, n’en déplaisent à certains auteurs qui interprètent les récits évangéliques de manière très idéologique, que les gens pour lesquels Jésus a manifesté sa prédilection, ne sont pas les « pauvres » (nombre de publicains étaient plus riches que les pharisiens), mais les « exclus ».
Et ce que le Christ a toujours dénoncé avec force, c’est justement « l’exclusion » !

Une montée de l’exclusion

Hier à l’époque de la société industrielle, nous raisonnions en terme d’affrontement des classes sociales. Il existait une opposition entre les gens « d’en haut », qui détenaient pouvoir et compétence technique, et ceux « d’en bas » qui vendaient leur force de travail.
Mais tous étaient inclus dans un système de production et échanges.
Aujourd’hui, selon les sociologues, un nouveau clivage est en train de se superposer à l’ancien, celui des groupes « dedans » (les inclus) et des groupes « dehors » (les exclus). Nous passons ainsi d’une société verticale à une société horizontale. Le danger pour la cohésion sociale ne vient plus de la hiérarchisation verticale inégalitaire, mais de l’éclatement en cercles successifs d’exclusion.
Selon moi, en Corée, cette coupure entre les « in » et les « out » est très profonde…c’est comme un fossé que l’on saute de plus en plus difficilement.
La société coréenne porte en soi des « ghettos », elle est en quelque sorte une société de « ségrégation ».
Dans les milieux bien pensants, on parle de « jeunes inadaptés, de jeunes marginaux », et on pense que la cause de « l’exclusion » réside dans cette inadaptation.
En fait, je prends conscience, en vivant parmi les Coréens, que le véritable moteur de « l’exclusion » réside dans le « rejet ».
Des facteurs multiples entrent en jeu dans la mise en œuvre de ces parcours « d’exclusion ». Plus ou moins prédominants selon les trajectoires et les personnalités des individus, ils se combinent de manière générale les uns aux autres. Plusieurs facteurs peuvent être relevés.
Un des facteurs consiste en la fragilisation croissante du tissu social en Corée… le lien social ne va plus de soi. Certains de nos jeunes, depuis leur naissance, sont nés sans lien social, et ont passé leur jeunesse en dehors de toute institution (famille, école, service militaire…). J’ai le fort sentiment qu’il y a des trous dans la société coréenne, des zones de vide, et que beaucoup d’individus vivent sans lien social, ou presque rien.
De toutes façons, le lien social est fragilisé par la forte montée de l’individualisme, l’évolution et l’éclatement de la famille (montée des divorces entraînant l’exclusion des membres de la famille), et l’aménagement d’une société grandement urbanisée. C’est ainsi qu’on assiste à une réduction des solidarités locales (naturelle) et à une terrible montée des solitudes.
Enfin, « l’exclusion » est renforcée aussi par un déficit du sens, une sorte de brouillage des repères.
Les jeunes avec qui nous vivons à la Maison St Jean, en situation « d’exclusion » depuis leur plus jeune age, sont confrontés sans cesse a des problèmes extrêmement douloureux d’identité, de sens, d’appréciation d’eux-mêmes, qu’ils doivent surmonter dans des conditions difficiles et sans y avoir été préparés.
Enfin, « l’exclusion sociale » qui se développe dans nos sociétés, en Corée comme ailleurs, ne pose pas seulement un problème d’organisation économique et sociale, ou de justice, mais aussi un problème spirituel…

Le combat pour l’insertion des « exclus » (pauvres)

Dans une attitude de respect, la lutte contre les mécanismes d’exclusion a pour nom le combat pour l’insertion.
Je préfère de beaucoup ce terme « d’insertion » à celui « d’intégration », qui a cours parfois dans de grandes institutions.
En effet, « intégrer » signifie faire entrer un élément dans un ensemble. L’élément englobé est appelé à devenir entièrement similaire aux autres. Dans l’opération « d’intégration », il perd toute différenciation,
Il en va différemment dans un processus « d’insertion ». Car, lorsqu’on « insère », par exemple, une pièce métallique dans un morceau de bois, l’opération « d’insertion » modifie les rapports entre l’ensemble des éléments : le bois doit s’écarter pour laisser entrer la pièce !
La différence est donc importante : l’opération « d’intégration » de l’exclu permet d’englober un élément nouveau (à savoir l’exclu) sans nécessiter obligatoirement une modification des rapports des éléments anciens entre eux, L’opération « d’insertion », par contre, présuppose une modification de l’ensemble des rapports des éléments entre eux pour permettre l’entrée du nouveau (l’exclu !).
On ne s’étonne donc pas que toutes les instances nationales en Corée privilégient dans leurs discours le concept « d’intégration », et que la logique « d’intégration » paraisse souvent vouée à l’échec, car la société coréenne n’est souvent pas suffisamment respectueuse de la différence de l’autre.
A la Maison St Jean, les bénévoles et éducateurs qui travaillent avec nous, savent que pour favoriser « l’insertion » d’un jeune en difficulté, il est nécessaire d’allier à un travail individualisé mené auprès de ce jeune, un travail auprès du corps social (école, usine,…) destine à permettre son accueil.
C’est seulement à cette double condition que « l’insertion » peut être rendue possible. Vouloir le nier condamne toute chance de réussite du processus mis en œuvre.
Lorsqu’un jeune frappe à votre porte, vous pouvez l’accueillir et partager votre pain, C’est l’accueil immédiat du frère en difficulté. Mais réfléchissant à son sort et à celui de ceux qui partagent sa condition, vous pouvez réfléchir à la mise en place d’une structure d’accueil destinée à l’aider à pouvoir mettre fin à sa « pauvreté », à son « exclusion ». C’est l’action institutionnelle et il vous faut intervenir alors dans l’administration (école, emploi, logement…).

L’alliance avec les exclus (pauvres), un enjeu pour l’Eglise

Rappelons combien Jésus fut toujours accueillant à ceux qui commettaient des écarts tant sur le plan de la morale politique (accueil du centurion, des collecteurs d’impôt…), que de la morale sexuelle (accueil de la femme adultère, de la Samaritaine…).
Mais, poser un geste de fraternité à l’égard d’un frère exclu, regardé de travers par le groupe social, prend toute sa signification : l’alliance scellée avec « l’exclu » est significative de la relation filiale au Père. C’est en ce sens qu’on peut qualifier notre relation avec l’exclu (le pauvre) de « sacramentelle ».
L’Eglise n’est réellement Eglise que si elle place, non pas à la périphérie, mais au centre de ses préoccupations, les « exclus » (les pauvres). N’oublions pas que se joue pour nous les chrétiens la rencontre du Christ dans la rencontre de « l’exclu ». « Ce que vous faites au plus petit d’entre les miens, c’est a moi que vous le faites. » (Mt 25, 40)
Et il nous faut savoir accorder la même valeur au pronom personnel « moi » dans ce verset qu’au possessif « mon » dans : « Ceci est mon Corps…ceci est mon Sang. » Il s’agit bien dans les deux cas de Présence réelle. En ce sens, on peut parler de la rencontre des petits, des pauvres, des exclus, comme d’un sacrement de la Rencontre de Dieu.

Rappelons que les premiers rassemblements eucharistiques de chrétiens célébraient les quatre modes de présence du Christ : la Parole, le Pain, la Communauté (« quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux »), et les Pauvres (les exclus) qui venaient partager les offrandes apportées.
Qu’en est-il aujourd’hui de la quatrième dimension de la Présence ?
Que notre Eglise n’ait pas peur de partager avec les plus pauvres, les exclus.
Pourquoi ? Parce qu’elle ne doit pas avoir peur d’être bousculée par les marginaux, les exclus, réveillée par leurs insécurités, leurs révoltes, leurs appels, leurs infirmités, leurs pauvretés.
L’Eglise de Jésus-Christ, mue par l’Esprit Saint est l’Eglise de tous et surtout des pauvres, des exclus.
Une Eglise qui ne se pencherait pas sur les « paumés », les exclus, est une Eglise bidon !
L’Espérance de l’Eglise aujourd’hui, c’est de s’aventurer dans l’Amour des Pauvres, des exclus.
C’est l’urgence du Royaume, un Royaume qui appelle à changer notre regard et notre cœur et notre vie.